Cachez cette folle que je ne saurais voir ! Les éditions Gallimard viennent de se ridiculiser en censurant un chapitre de La confusion des genres, essai que Daniel Bougnoux consacre à Louis Aragon. L’auteur y rapportait une rencontre avec le poète, au début des années 1970, au cours de laquelle ce dernier lui fit des avances très explicites après s’être déguisé en drag queen.
Alors qu’il s’était engagé à n’en rien faire, sitôt qu’il eut reçu le manuscrit de Daniel Bougnoux, Antoine Gallimard s’est empressé de le transmettre à Jean Ristat, ayant-droit d’Aragon, en vu d’obtenir son aval avant publication. Jean Ristat a opposé son veto à la publication et menacé l’auteur et l’éditeur d’un procès en violation de la vie privée pour le cas où serait publié le chapitre 7. Gallimard a cédé et choisit d’en expurger l’essai de Daniel Bougnoux.
C’est incompréhensible. Tout le monde sait qu’Aragon était ensemble Le fou d’Elsa et une folle qui aime ça. Dès lors qu’il fut veuf, il n’a rien fait pour dissimuler ses penchants sodomites. Le chapitre incriminé est scandaleux ? Que chacun juge sur pièce : joie d’Internet, les pages caviardées sont intégralement disponibles sur bibliobs.
On peut y lire qu’Aragon, lors d’un tête-à-tête dans une chambre d’hôtel avec l’auteur, disparaît subitement dans la salle de bain dont il ressort quelques instants plus tard avec un cache-sexe rouge, des faux-cils et de la vaseline plein le bas du dos.
Adieu les livres libres
A la lecture, ce qui saisit le lecteur, c’est moins la répugnance que la nostalgie. Bien avant la Gay pride, bien avant que les homosexuels ne songent à militer pour faire reconnaître leur normalité, considérant que la littérature planait loin au-dessus du « qu’en dira-t-on », les éditions Gallimard avaient le courage de publier Si le grain ne meurt. Dans cette autobiographie, de ses masturbations les plus précoces à sa découverte de la pédophilie, en protestant fanatiquement épris de transparence, André Gide racontait les détails d’une vie qui avait tout pour choquer.
Quelques années plus tard, après la guerre, les mêmes éditions Gallimard publiaient les derniers romans de Céline dont la condamnation pour faits de collaboration avait fait, (injustement mais là n’est pas la question), le pire des ignobles infréquentables.
C’est qu’à l’époque, Gallimard jouait son rôle d’éditeur sans se soucier d’autre chose que de la valeur des textes et des auteurs. La littérature était une terre de liberté.
Les temps ont bien changé. Après avoir fait parler d’elle en acceptant, sous la pression de la meute au premier rang de laquelle glapissait l’hystérique Annie Ernaux, la démission de Richard Millet, l’un des plus grands stylistes contemporains, cette ridicule affaire, sous ses airs d’anecdote graveleuse, donne une nouvelle preuve de la poltronnerie croissante d’une grande maison jadis courageuse.
L’insidieuse police de la pensée est chaque jour plus performante. La liberté de dire recule. Ceux qui voyaient dans les livres l’un des derniers moyens de faire entendre ce que l’on tait ailleurs se souviendront que désormais la plus prestigieuse des maisons d’éditions françaises ne partage plus cet avis.
Qu’elle crève, qu’elle continue à vendre Nothomb et Pennac et tout autre minable couard qui, sans gêner personne, scribouille à l’unisson de la tiédeur ambiante.